La
réappropriation

Le détournement comme geste créatif

Le mème valorise la transformation car selon Kaplan et Nova le mème « se définit par ce qui se maintient quand du même est produit »¹². Cette définition pointe vers une structure en deux parties : une matrice fixe (l’élément qui reste constant), et une partie variable modifiée à chaque réappropriation.

Le GIF d’Homer¹³ illustre cette structure bipartite : la matrice fixe est le mouvement d’Homer qui recule, le dessin original extrait des Simpson. La partie variable : les contextes d’utilisation, les situations auxquelles on l’applique. Créer un mème, c’est offrir une matrice. La valeur ne réside pas dans l’image originale mais dans sa capacité à être réappropriée.

Cette perspective révèle une dimension collaborative. Kaplan et Nova notent : « l’importance et le sens de n’importe quel mème tient davantage à son aspect collaboratif qu’à la propagation de son contenu »¹⁴. Le mème devient un outil qui rassemble des communautés autour d’un langage commun. Faire un mème, c’est participer à une conversation globale, s’exprimer en parlant un langage partagé.

Kaplan et Nova observent : « Comme tout système linguistique, les mèmes sont pris dans de constants processus de dialectisation et créolisation »¹⁵. Les mèmes créent un langage qui permet de transmettre émotions et idées en utilisant des images comme pièce de départ pour une divagation libre et plus large¹⁶.

Walter Benjamin et l’aura regagnée par la circulation

Cette logique trouve un précédent théorique chez Walter Benjamin. Dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Benjamin observe que la reproduction technique transforme notre rapport aux images. Il note que le processus de reproduction est « désormais dévolue au seul œil visant dans l’objectif »¹⁷, libérant l’image de l’action de la main.

Cette transformation modifie ce que Benjamin appelle « l’autorité même de la chose, son poids de tradition »¹⁸. L’authenticité d’une œuvre tenait à son unicité, à sa présence dans un lieu et un temps donnés. La reproduction technique permet de placer la reproduction dans des lieux où l’original aurait été impossible à placer.

Le mème inverse ce mécanisme. L’original n’existe pas vraiment. C’est sa circulation qui crée l’unicité. Ce que Benjamin identifiait dans la photographie devient, avec le mème, la possibilité de transformer infiniment tout en maintenant une structure reconnaissable. L’aura ne réside plus dans l’œuvre unique, mais dans l’épaisseur des transformations. Chaque itération porte les traces de ses appropriations.

Le mème radicalise la reproductibilité : il ne s’agit plus de reproduire une œuvre, mais de la transformer en matrice. Les images macro incarnent ce processus : un « système graphique »¹⁹ qui transforme n’importe quelle image en template, en outil de communication partagé.

12. Frédéric Kaplan et Nicolas Nova, La culture Internet des mèmes, op. cit., p. 15.

13. Voir annexe « Homer Simpson Backs Into Bushes ».

14. Frédéric Kaplan et Nicolas Nova, La culture Internet des mèmes, op. cit., p. 18.

15. Ibid., p. 52.

16. Maxicat développe une vision similaire mais sa pratique étant assez différente du mème (dans un contexte plus artistique que mémétique mais partageant un trait commun avec le mème : le détournement d’image, avec pour lui une démarche plus personnelle et poussée graphiquement) : « je me réapproprie les images. Je les retravaille énormément, je travaille sur le contraste, sur le grain de l’image ». ARTE, « Le mème : une nouvelle forme de langage – BiTS #96 », art. cit. Cette exigence de « mettre sa patte » distingue le travail artistique du simple détournement.

17. Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Paris, Gallimard, 2003, p. 17.

18. Ibid., p. 19.

19. Frédéric Kaplan et Nicolas Nova, La culture Internet des mèmes, op. cit., p. 22.